Par Raul Magni-Berton | 10 November 2018
La démocratie directe est à la démocratie représentative ce que cette dernière est aux dictatures. Elle est une garantie de progrès : plus de droits, plus de prospérité, plus d’égalité. Elle a contre elle les mêmes mauvais arguments. Les gens ne sont pas prêts, ils votent n’importe comment, il faut d’abord les instruire et les former. Mais, après plus de 100 ans de pratique de démocratie directe aux États-Unis ou en Suisse, après de nombreuses études sur la question, ces arguments se révèlent tout simplement faux. Les démocraties directes à la fois sont plus efficaces économiquement et plus légitimes aux yeux des citoyens. Mais elles ont un défaut principal – le même qu’avaient les démocraties représentatives par rapport aux monarchies. Elles réduisent le pouvoir de ceux qui en ont. Ceci explique vraisemblablement pourquoi il est très difficile de les mettre en place.
La démocratie directe se définit de façon très simple : les lois peuvent être faites sans passer par les représentants. Qui a droit donc d’en proposer ? Tout le monde, dès lors que l’on est capable de réunir un nombre suffisant de signatures de gens qui sont d’accord avec la proposition. Et qui a le droit d’accepter ou rejeter la loi ? Les gens, toujours, lors d’un référendum. Il s’agit du referendum d’initiative populaire. Quelques exemples : c’est par ce dispositif que l’Oregon a obtenu le vote des femmes en 1912 et l’abolition de la peine de mort en 1914. Pendant les mêmes années, et avec le même dispositif, le Colorado votait la journée de travail de 8 heures et l’Arizona abolissait le travail des enfants. En Europe, quelques décisions restent également connues : du refus suisse de donner des pouvoirs aux militaires en 1940 à la légalisation de l’avortement en Italie en 1978.
Qui pourrait être contre ? Pas grand monde. Dans les pays où la démocratie directe est connue – l’Allemagne, l’Autriche ou la Suisse – plus de 80 % des gens soutiennent le référendum d’initiative populaire1. En France, « seulement » 70 % des gens le soutiennent2. Cela fait quand même beaucoup, si bien que dans la campagne présidentielle française de 2017, six des onze candidats se sont engagés à mettre en place des formes de référendum d’initiative populaire.
À défaut d’instaurer la démocratie directe en France et ailleurs, on lui substitue une alternative séduisante en apparence ; c’est ainsi que la « démocratie participative » a connu un essor important depuis plusieurs décennies. Au menu, un diagnostic d’importance mineure : le problème dans les démocraties directes est que les gens ne participent pas assez. En Suisse, par exemple, les référendums n’attirent que 40 % des gens. On oublie qu’ils votent 10 fois par an, ce qui fait d’eux les citoyens au monde qui votent le plus, même en ne votant que 4 fois sur 10. Mais peu importe : il faut faire davantage participer les gens. Il s’agit d’une condition pour une vraie citoyenneté active.
Il s’agit ici d’un élément problématique. En démocratie directe, l’important est que les gens décident, peu importe s’ils participent. Certes, la participation est une bonne chose. Mais il s’agit avant tout d’un mécanisme de décision. Les tenants de la démocratie participative ont détourné cet objectif : l’important devient pour eux que les gens participent, peu importe s’ils décident. Venez donc débattre et délibérer ! C’est ça la démocratie, avant tout.
Cette démocratie – où l’important est de participer – conçoit la démocratie comme un exercice de vie commune, un apprentissage de la citoyenneté à travers des débats et des confrontations. Cela est certes à première vue joli, mais cache une vision très paternaliste : elle vise à faire des gens de « bons » citoyens. Cela oublie l’essentiel, à savoir que les citoyens devraient avoir le droit de choisir les politiques auxquelles ils seront soumis. Ils devraient avoir le droit de décider, avant même le devoir de participer. Un bon citoyen devrait être, avant tout, une personne qui a des droits et qui en est conscient.
Il faut noter qu’en démocratie directe, les citoyens emploient peu d’efforts (simplement voter) pour prendre des décisions importantes (par exemple, réglementer l’activité financière). En revanche, les dispositifs participatifs exigent beaucoup d’efforts (discuter pendant des jours) pour des résultats au mieux mineures (par exemple, ouvrir ou fermer une bibliothèque), mais habituellement ayant juste une valeur consultative. Dans ces conditions, il n’y a aucune surprise que les gens participent encore moins en démocratie participative qu’en démocratie directe. Il n’y a aucune surprise non plus que ceux qui participent soient des retraités, des militants associatifs, des diplômés. Bref, un lobby des gens qui ont du temps libre.
Qui peut bien préférer une telle épuisante et inutile activité, restreinte à des domaines bien spécifiques, par rapport à l’original ? Les politiciens certainement. Ils peuvent ainsi se targuer d’être démocrates pour pas cher, tout en gardant l’essentiel de leur pouvoir. Mais également les experts, ultra-diplômés ou universitaires. Eux aussi craignent que les non diplômés votent sans contrôle. Ils ont un rôle central pour concevoir des dispositifs qui « élèvent » la qualité du débat. Les diplômés éduquent ainsi les gens afin qu’ils soient aptes à choisir ce qui est bon. La surreprésentation des diplômés dans les centres de décisions dans nos démocraties, y compris – et plus encore - là où l’on pratique la démocratie participative, est désormais un fait attesté.
L’idéal de la démocratie participative est donc un système où l’on éduque la foule et on laisse décider les élites. Mais cela n’a rien à voir avec la démocratie. Celle-ci consiste à que chacun dispose de son droit fondamental à modifier directement la législation à laquelle il est soumis. Les régimes autoritaires ont recours de plus en plus à des parlements élus. Ils ne décident pas grande chose, mais ils offrent un moyen aux gens de changer à la marge les politiques. Les démocraties représentatives font un pas de plus : leurs parlements décident. Mais pour éviter des procédures qui permettent de décider sans les parlements, ces systèmes ont produit également des institutions qui ne choisissent pas grande chose, mais qui donnent aux gens une impression de compter : c’est la démocratie participative. Dans l’espoir qu’ils oublient ce qu’est une vraie démocratie.
(Relu et corrigé par Nelly Darbois)
- Bowler S., Donovan T., Karp J.A., 2007, « Enraged or engaged? Preferences for direct citizen participation in affluent democracies », Political Research Quarterly, 60(3), p. 351-362 [return]
- Ifop pour l’Observatoire de la Fiscalité et des Finances Publiques – Mars 2011. Sondage : Les Français et le referendum d’initiative populaire [return]