Par Raul Magni-Berton | 21 February 2019
Selon les sondages, environ 80 % des français souhaitent disposer d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), alors que moins de 4 % d’entre eux préfèrent ne pas avoir des voisins juifs. Depuis quelques jours, pourtant, c’est la question de l’antisémitisme qui est à la une, bien aidée par des déclarations aventureuses de quelques députés de la majorité. Pire : le lien avec les Gilets Jaunes – qui soutiennent ouvertement le RIC – n’est pas absent. En effet certains d’entre eux ont été accusés de tenir des propos antisémites. On se trouve alors dans une situation étrange : un mouvement qui revendique ce que 80 % de la population souhaite se trouve associé à une opinion partagée par moins de 4% des français.
Il y a-t-il une logique à tout cela ? Oui : une logique, pourrait-on dire, de nature psychologique. Toutes les fois qu’un large mouvement réclame un élargissement des droits politiques – dans ce cas le RIC – une peur viscérale s’installe chez certaines couches de la population : la peur que cela entraîne une oppression des minorités. Au moment où des mouvements revendiquant l’élargissement du droit de vote en Angleterre en 1886, cette même peur était rationalisée par Sir Henry Sumner Maine, qui écrit dans son livre sur le gouvernement populaire : « Tout ce qui a rendu l’Angleterre glorieuse et riche a été l’œuvre de minorités souvent très faibles. Je tiens pour certain que si, durant quatre siècles, nous avions eu dans notre pays un droit de vote très étendu au lieu du vote restreint, c’en était fait de la réforme religieuse, de la révolution dynastique de 1689, de la tolérance pour les dissidents, et même de la réforme du calendrier ».
La peur de l’élargissement des droits nous pousse à guetter la moindre hostilité des insurgés vis-à-vis des groupes minoritaires, pour en conclure que cet élargissement porterait atteinte à ces groupes. Il s’agit du fameux biais de confirmation : lorsqu’on croit quelque chose, on tend à accorder plus d’importance aux faits qui sont compatibles avec notre croyance qu’aux faits qui la contredisent. Mais, en fait, tout cela relève plus du phantasme que de la réalité. Qui songerait à affirmer aujourd’hui ce que Henry Sumner Maine écrivait en 1886 ? Le suffrage universel a-t-il produit de la discrimination des groupes minoritaires ? Évidemment non, bien au contraire. Le RIC entraîne-t-il l’accroissement des discriminations envers les minorités ? Non plus, si l’on se fie à ce qu’il se passe dans les pays qui l’utilisent le plus, la Suisse et certains États américains.
Alors que les enquêtes sociologiques sur les Gilets Jaunes ou sur les classes populaires se multiplient, il reste un groupe étrangement non étudié. Il s’agit des « réactionnaires viscéraux » : les Maine, ou pour revenir plus près de chez nous, les Gustave Flaubert. Lui aussi, effrayé par le suffrage universel, écrivait à Georges Sand : « Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (…). Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire et n’écoutent plus leur curé ; mais il importe infiniment que beaucoup d’hommes, comme Renan ou Littré, puissent vivre et soient écoutés ». Comme Flaubert, les réactionnaires viscéraux craignent que la voix d’une minorité d’intellectuels soit diluée dans une populace armée de droits, par laquelle fake news et complotismes divers se répandent.
Il n’a pas fallu attendre le mouvement des Gilets Jaunes, pour voir les réactionnaires viscéraux s’exprimer. Déjà, la démocratisation de la parole produite par le développement d’internet avait réveillé les instincts réactionnaires de nos amis. Par exemple, selon Umberto Eco, internet a « donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ». Mais depuis que cette démocratisation informelle s’est transformée en une revendication formelle de droits, nos amis réactionnaires viscéraux sont encore plus aux aguets.
Qui sont donc ces gens qui craignent le pire, toutes les fois où le pouvoir se dilue et se répand jusqu’aux femmes et aux hommes de la rue ? À défaut d’enquête sociologique, on ne peut faire que des hypothèses de bon sens. Ces gens sont ceux qui disposent du pouvoir, ou bien de l’opportunité de s’exprimer. Ce sont les gagnants du système politique, ceux qui font les enquêtes sociologiques sur les autres.
Si cette hypothèse est exacte, alors est-il vraiment étonnant que la politique et la presse – où les réactionnaires viscéraux sont surreprésentés – soient aussi peu populaires au sein d’une population qui soutient massivement l’élargissement de certains droits politiques ? Non bien sûr. Et, est-il normal que les membres de mouvements populaires comme les Gilets Jaunes doivent passer leur temps à rassurer ces gens sur le fait qu’ils ne sont pas antisémites, ni homophobes, ni complotistes ? Non plus. La réaction viscérale est une maladie, qu’il ne sert à rien d’essayer de rassurer. Heureusement cependant, c’est une maladie qui passe avec les réformes. Plus personne aujourd’hui n’a peur du suffrage universel ni du vote des femmes ou des noirs. Plus personne non plus n’aura peur du RIC, une fois qu’il sera mis en place.
(Relu et corrigé par Baptiste Pichot)